
FERDINAND FLAME
Ferdinand Flame est invité pour poursuivre et approfondir l’écriture de son prochain film Un coeur pur, un documentaire à dispositif fictionnel qui s’inspire de l’histoire du groupe de résistants La Main noire.
Il sera accueilli en résidence à Grasse en avril 2026, accompagné de Milan Alfonsi.

Ferdinand Flame
La dernière fois que j’ai présenté mon travail de metteur en scène, c’était le 10 mars 2024, à l’occasion de la dernière de mon spectacle Don Carlos au Théâtre de la Commune, centre dramatique national d’Aubervilliers.
Nous étions une équipe d’une dizaine de personnes, et j’étais seul à la production et à la mise en scène. J’ai travaillé à la réécriture d’une pièce classique : Don Carlos, avec pour question centrale : qu’en est-il de l’idéal romantique ? Je suis ressorti de cette création lessivé par le mode d’écriture fictionnelle. Le lendemain, le 11 mars, était organisée une projection- débat « ACID POP » au MK2 Quai de Loire sur le film Municipale que j’ai coécrit et co-mis en scène avec Thomas Paulot et Milan Alfonsi, et que nous avons réalisé sur le temps long avec peu de moyens. Le sujet était : le cinéma, à quel prix ? Et prenait comme exemple les films Punishment Park et La Commune, Paris 1871 de Peter Watkins ainsi que Route One de Robert Kramer. Ces films mettent en place un dispositif fictionnel et historique pour le confronter à la réalité de leur époque. Nous avons en commun avec Watkins et Kramer d’avoir choisi nos moyens : avoir du temps et de la liberté sur place, écrire pendant le tournage et au montage, ne pas s’encombrer de
vraisemblance fictionnelle. Utiliser le cinéma comme un outil pour mener des expériences avec le réel, à travers lui.
Je viens du théâtre : je m’y suis formé d’abord comme comédien, puis en tant que metteur en scène au Théâtre National de Strasbourg (TNS). Au TNS, j’ai vite été confronté à la demande institutionnelle de faire des « gros spectacles ». J’y ai expérimenté la vidéo comme une manière d’aller chercher l’émotion au plus près des acteurs, mais je trouvais cela trop illustratif, littéral. Je ne retrouvais pas le plaisir de l’imprévu, du lien avec le réel que j’avais pu éprouver lors de précédentes expériences cinématographiques. Notamment quand j’ai réalisé, déjà avec Thomas, Au milieu du chemin de notre
vie, court-métrage avec des jeunes pluri-exclus et atteints de psychopathologie grave, avec qui nous avions développé une écriture commune au plateau.
Puis, j’ai développé un travail théâtral plus performatif, recentré sur le réel, pour lequel je menais des enquêtes de terrain faites d’interviews, de micros-trottoirs et d’études sociologiques que je prenais toujours soin de
coupler avec un matériau plus fictionnel. Ensuite, j’ai écrit et organisé des pièces en appartements qui jouaient sur l’inquiétante étrangeté de décaler le regard des spectateurs en emmenant le théâtre chez eux. J’ai aussi
commencé à filmer toutes mes répétitions et à me servir des rushs pour écrire mes spectacles, que j’écris souvent à partir d’improvisations avec les comédiens.

© Nataliya Ilchuk
Pendant mes trois années d’étude en mise en scène à l’école du Théâtre National
de Strasbourg, j’ai énormément marché. C’est la seule ville au monde,
avec Paris, où je peux me repérer sans utiliser Google Maps. J’ai marché
pour écrire mes spectacles et découvrir la ville. C’est lors d’une de ces
marches dans le centre historique que je suis tombé par hasard sur une
plaque commémorative apposée sur la façade du collège épiscopal Saint-Étienne
de Strasbourg :
« En septembre 1940, à l’initiative d’élèves de la maîtrise de la Cathédrale, 25 garçons de 14 à 16 ans ont créé ici l’un des premiers réseaux de résistance en Alsace, LA MAIN NOIRE. Arrêté par la Gestapo avec ses camarades, leur chef, Marcel Weinum, a été condamné à mort et décapité le 14 avril 1942. Il avait 18 ans. “Si je dois mourir, je meurs
avec un coeur pur.” M. W. »
LA MAIN NOIRE - L’HISTOIRE VRAIE
La Main Noire est le nom d’un groupe de résistance basé à Strasbourg et actif de 1939 jusqu’à sa dissolution, causée par l’arrestation de la plupart de ses membres en 1941. Trafic d’armes, renseignements militaires, fabrication de faux papiers d’identité, tractage, harcèlement de commerçants collaborateurs, attentats à la grenade contre des officiels nazis : ce groupe, très organisé, opérait dans la clandestinité la plus totale. Il était composé d’adolescents âgés de 13 à 16 ans, chacun apportant ses compétences : l’apprenti électricien coupait les lignes de communication, le fils d’épicier-droguiste fournissait du matériel, et le mécanicien gérait les véhicules. Leur organisation échappait totalement à la vigilance et au contrôle des adultes. Ni leurs parents, ni leurs professeurs ne les avaient éduqués politiquement ou poussés à se constituer en cellules actives et autonomes.
« Si je dois mourir, je meurs avec un coeur pur. »
Cette phrase, pleine de courage et d’audace, paraît presque trop parfaite. Comme si elle avait été ajoutée par des officiels lors de la pose de la plaque. Mais de quelle « pureté » s’agit-il exactement ? Une pureté politique ? Une ultime revendication ? Pourquoi avoir choisi cette inscription pour un collège ? Est-ce un appel à la jeunesse ?
Je me suis mis à imaginer ce que cela ferait de lire cette plaque chaque jour en allant au lycée. Je vois les jeunes adolescents arriver, insouciants, turbulents, peut-être « purs ». Puis, à la grille du lycée, ils s’assagissent en lisant ces mots. Je ne peux m’empêcher de comparer ces jeunes d’aujourd’hui aux adolescents de la Main Noire d’il y a 70 ans. De cette superposition anachronique naît le film.
Je les imagine en bande, habillés comme dans La Guerre des boutons. Ils font de fausses stories pour faire croire à leurs parents qu’ils révisent, alors qu’ils fument leurs premiers Puffs à LED au bord du fleuve. Ils se baladent à vélo ou en trottinette électrique dans le quartier.
UN COEUR PUR - LE FILM
Le contrat est simple : je propose à un lycée proche du centre-ville, dans lequel il y a une diversité de profils et d’origines sociales, d’accueillir le projet. Il prend la forme d’un jeu qui emprunte à la dramaturgie de la téléréalité. Sous couvert d’un atelier cinéma qui vise à reconstituer le groupe de La Main noire, nous tournons un film ensemble pendant trois ans.
Je les suis quand ils reconstituent la fiction de ce groupe de résistants et dans leur quotidien. Leur vie devient intrinsèquement liée à celle de leur personnage, un parallèle se dresse entre le tournage et la résistance qui prend forme.
Qu’est-ce que le dispositif fictionnel permet de libérer en eux, et entre eux ?
Qu’est-ce que ce jeu de reconstitution peut créer dans le réel ?
Pendant toute la durée du tournage, nous aurons un code : ils se comporteront,
se parleront, agiront, évolueront dans la ville de manière tout à fait naturelle, mais habillés en écoliers des années 40. Leurs costumes sont là pour distordre leur réalité : par leur costume, tout devient fiction.
Cela nous permet de confondre les moments plus documentaires avec ces séquences où ils sont censés « jouer » les résistants, reconstituer l’histoire vraie. Une discussion dans un café ou au bord du fleuve sur l’utilisation des réseaux sociaux pour détourner l’attention des parents, une fête, une sortie à la ligne Maginot, une balade à vélo pour prendre des photos à la frontière, des sessions de discussions politiques ou encore des reenactments de scènes de sabotage.
LE ROMAN NATIONAL
« Les vainqueurs l’écrivent, les vaincus racontent l’Histoire » — Booba
Wikipédia défini ainsi le roman national : « Le roman national, ou récit national,
est la narration romancée qu’une nation offre de sa propre histoire. Dotée d’ajouts d’origine fictive, elle participe à l’identité nationale ».
Dans cette autofiction collective, la résistance occupe une place de choix. Le groupe de la Main noire avait pour motivation principale une haine des Allemands liée à leur identité alsacienne. C’est avant tout sur cette base qu’ils se sont réunis : ils étaient régionalistes. Ce n’étaient ni des juifs qui luttaient pour leur survie, ni des communistes se battant par idéologie pour une France plus égalitaire. Pour notre travail, c’est un point de tension que je relie directement à l’obsession identitaire du moment.
Le lycée est le lieu de l’apprentissage de l’État. L’idée de ce film avec des adolescents est de réfléchir aux représentations de ce roman national, et pourquoi pas chercher à le réécrire ou à y échapper.
