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Notes / Poreux


 

Résidence Danya Hammoud pour son projet de film Poreux

Du 5 au 15 janvier 2021

Lors du tournage du Volet 1 © L’Heure En
Lors du tournage du Volet 1 © L’Heure En Commun

Poreux a été pensé par Danya Hammoud comme une succession de rencontres avec différentes femmes de plusieurs générations.

Cette première expérience de réalisation se trouve dans la continuité de sa réflexion sur le mouvement, qu'elle mène depuis de nombreuses années dans son travail autour de la danse.
 

Cette résidence a été imaginée comme une possibilité de réaliser un film court d’une dizaine de minutes, avant d’envisager la suite du film dans sa version longue. Cette première session a été tournée avec une petite fille de 8 ans, Reind.

Le tournage s’est organisé autour de plusieurs lieux et de plusieurs « actions » : transmission d’une partition, conversations, descriptions, lectures. Ces actions se sont peu à peu chevauchées les unes les autres, interrogeant parfois les limites entre un geste quotidien et un mouvement de danse, entre une pensée et une action, entre une émotion et un sentiment, entre un mot et ce qu’il désigne.

Une fois décidé du lieu et de l'action qui ouvriraient la journée de travail, le tournage se pensait en fonction de ce qui se passait sur le plateau. Le présent nous guidait, avec son lot d’accidents et la nécessaire attention qu'il demande.

Ce que nous avons perçu comme une des clefs du film, un des ses motifs premiers, c’est l’interruption. Celui-ci nous a été donné par Reind.

Reind interrompait une phrase, un silence, dès lors que le sens de celle-ci lui posait question ou que la durée de celui-là l’impatientait.

Ce régime de l’interruption est devenu un mouvement en soi, un mouvement qui additionnait plus qu’il n’arrêtait.

L’interruption permettait à Reind de dévier la conversation ou d’orienter différemment l’action en cours. Ces nouvelles lignes accumulées conservaient la mémoire des précédentes et ouvraient de nouvelles questions.

Ce principe d’addition résonnait avec l’idée de strates auquel le titre lui-même, Poreux, fait référence mais aussi avec un passage du Pli de Deleuze :

« Le multiple, ce n'est pas seulement ce qui a beaucoup de parties, mais ce qui est plié de beaucoup de façons (…) En troisième lieu, il devient évident que le mécanisme de la matière est le ressort. Si le monde est infiniment caverneux, s'il y a des mondes dans les moindres corps, c'est parce qu'il y a « partout du ressort dans la matière », qui ne témoigne pas seulement de la division infinie des parties, mais de la progressivité dans l'acquisition et la perte du mouvement, tout en réalisant la conservation de la force. La matière-pli est une matière-temps, dont les phénomènes sont comme la décharge continuelle d'une « infinité d'arquebuses à vent » ».(1)

Les conversations entre Danya et Reind étaient faites de plis et de ressorts, un mot conduisait à un geste qui produisait du silence, lequel silence devenait une question et cette question raisonnait avec la situation.

La question du mouvement était au centre, et elle se dépliait de multiples manières.

Nous avons à ce jour opéré une sélection assez large dans les rushes pour organiser un premier « ours » (terme utilisé en cinéma pour désigner un pré-montage).

Nous avons cherché à garder l’ensemble des strates apparentes, à révéler les points de fissures et de croisements pour que le mouvement du film soit le plus proche possible de l’expérience du tournage.

On rencontre ici, dans cette étape du montage, un moment d'écriture singulier. Si le tournage a évolué dans une forme relativement intuitive, le montage aura comme fin de figer une forme.

La volonté de Danya de laisser une place à l’imprévu était donnée dès le départ et nous avons tenté de trouver, dans le langage que permet le montage, une grammaire, un rythme, une syntaxe qui racontent cet imprévu.

Les interruptions de Reind ont été une piste, la durée des plans en est une autre.

Ce qui a traversé l’ensemble de nos conversations durant ces dix jours a à voir avec cet imprévu.

Le film lui-même sera repensé à l’aune de cette première session de recherche. Car il s’agit bien d’une recherche.

La matière que nous avons rassemblée avec Reind impose une durée bien plus longue que les dix minutes envisagées au départ.

La prise de conscience de ce changement a cheminé tout au long de la résidence, Danya a peu à peu repensé la production du film. Il lui a semblé plus pertinent de considérer chaque rencontre avec une femme comme une étape, celle avec Reind étant la première.

Cette étape du film sera montée intégralement avant de poursuivre les prochains tournages. L’ensemble du projet nécessitera un temps de recherche plus long et une reconsidération des moyens de production.
 

Nos discussions a ce sujet ont été nombreuses. Quelles conditions faut-il pour permettre la recherche et la création ? Comment construire une production qui ne détermine pas les nécessités artistiques ?

Une recherche artistique ne peut se penser selon son point d’arrivée. La difficulté aujourd’hui pour de nombreux artistes se situe à cette charnière, dans cette demande qui leur est souvent faite de dire ce que sera le résultat de leur travail, quels en sont les objectifs, qui en seront les bénéficiaires, quels en seront les « indicateurs de performance ».

Ces critères tendent à une uniformisation de ce qui est « produit » aujourd’hui en art.

Ces critères contraignent les possibilités d’expériences réelles pour les artistes, les possibilités d’échecs, de détours, d’imprévus, d’errance sont réduites voire empêchées.

Enfin, cette logique ne considère pas la recherche comme un temps autonome, mais toujours lié à une nécessaire concrétisation dans un objet fini.


 

Il nous semble important de défendre l’idée que la recherche et la création sont ce à partir de quoi se pensent les conditions temporelles, spatiales, matérielles et les moyens humains qui leur sont nécessaires.

À rebours de toute pensée productiviste et mercantile.


 

(1) Gilles Deleuze. Le Pli. Leibniz et le baroque. Les éditions de Minuit. Collection critique. 1988.

Camille Lorin. Février 2021

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